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L'article ci-dessous, qui se trouvait dans les archives de l'hôpital, a été écrit en 1954 par le Dr Humphry Osmond.

Schizophrénie
Ce mot sinistre et énigmatique a envahi le monde des arts, de la littérature, de l'histoire, du droit et plus récemment, même les discours politiques. On l'entend dans les films et les émissions de radio, pourtant, combien de gens pourraient le définir? Pas une personne sur 10 000 n'y parviendrait. Dans la population en général, on parle parfois de « double personnalité » comme dans le cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, mais ce n'est pas du tout de cela dont il s'agit.

On a dit de cette maladie qu'elle constitue le fléau de notre époque troublée, mais il existe peu de preuves que nous soyons davantage touchés par le problème que les générations précédentes. Pour certains, le trouble est lié aux différents stress dans notre civilisation, mais il semble bien que la schizophrénie frappe dans tous les climats, qu'elle atteigne des gens de toutes couleurs de peau, de toutes les races et de toutes les cultures. Il semble que cette maladie touche en fait tout le genre humain.

Mais qu'est-ce donc que la schizophrénie? On regroupe sous cette étiquette un ensemble de maladies mentales que Kraepelin, le grand psychiatre allemand du 19e siècle, appelait la « démence précoce », et d'autres troubles qui ne figurent pas dans sa classification. Le Dr Eugene Bleuler, psychiatre d'origine suisse, a lancé ce mot en 1910, et à notre avis, étant donné la racine grecque du mot, on devrait parler d'esprit « fragmenté » et non d'esprit « dédoublé ». Les personnes atteintes de ces maladies constituent environ le cinquième des patients hospitalisés en Europe et en Amérique du Nord, et leur nombre doit dépasser le demi-million. La schizophrénie est l'adversaire le plus coûteux et le plus coriace auquel la médecine est confrontée à l'heure actuelle.

Environ une personne sur 100 développe la schizophrénie, et dans au moins un tiers des cas, les personnes atteintes en souffrent toute leur vie. La maladie touche le plus souvent des hommes et des femmes dans leur prime jeunesse, et les patients qui ne se rétablissent pas passent de nombreuses années dans un hôpital psychiatrique. Les personnes qui côtoient quotidiennement cette maladie monstrueuse sont toujours étonnées des formes capricieuses qu'elle peut prendre. En quelques semaines, l'état d'un jeune homme actif et joyeux peut se détériorer si rapidement que si rien n'est fait pour l'en empêcher, il finira par manger ses propres excréments.

Pendant ce temps, un « fou » que l'on considère comme un « cas désespéré », et qui croupit, à demi-oublié, dans un hôpital psychiatrique, recouvre ses esprits, sans avoir reçu de traitement particulier, en l'espace de quelques semaines. Personne ne sait pourquoi. Cela n'arrive pas tous les jours, mais le simple fait que cela puisse se produire est en soi extraordinaire. Quoi qu'il en soit, ces maladies extrêmes sont moins fréquentes que celles qui poussent les malades à adopter progressivement des comportements de plus en plus étranges et à s'isoler, à se couper du monde et perdre toute capacité de réagir.

Vous vous demandez quelle est la cause d'une aussi grave maladie, et à cette question, les médecins ne s'entendent pas sur la réponse. Parmi toute une panoplie de causes présumées, de l'absence d'amour de la mère à une mauvaise hérédité physique, en passant par la cruauté d'une société où prime la compétitivité ou par la présence d'un microorganisme apparenté à la levure, chacune a ses adeptes. Quand il existe de nombreuses opinions et aucune preuve, les hommes s'accrochent à leurs hypothèses avec obstination. En ce qui nous concerne, nous imaginons qu'il existe une substance toxique que nul n'a encore isolée, et en cela, nous partageons le point de vue d'Eugene Bleuler et de son élève encore plus célèbre, C.G.Jung.

Tandis que les médecins diffèrent d'opinion sur les causes d'une maladie si coûteuse tant sur le plan financier qu'émotif, qu'on ne sait jamais quel chiffre astronomique en traduit la réalité, la plupart des gens voudraient apprendre quelque chose sur cette maladie et sur ce que l'on peut faire pour en venir à bout. La schizophrénie engendre des mutations dans la façon de penser et de percevoir d'une personne, dans ses humeurs et souvent, dans sa posture; cela peut durer quelques jours ou toute une vie. Cet état de conscience altéré se traduit naturellement par des comportements modifiés. La maladie peut frapper toutes les races et toutes les classes de la société. Si on la rencontre dans tous les groupes d'âge, elle se déclare surtout chez les personnes âgées de 15 à 40 ans. Il existe des preuves que l'hérédité joue un rôle dans son développement. Personne n'a jamais pu prouver que le cerveau ou le système nerveux des malades avait subi des dommages d'une façon ou d'une autre. Dans la plupart des cas, les patients sont conscients de ce qui les entoure, et ils possèdent un bon souvenir des événements récents ou très anciens.

À ce stade, vous avez peut-être l'impression qu'après avoir demandé du pain, vous avez reçu une brique universitaire. Vous aimeriez savoir ce que les personnes déséquilibrées ressentent. Il n'est pas possible de satisfaire cette curiosité dans un court article, mais certains livres, par exemple The Witnesses, chef d'?uvre de Thomas Hennell (Peter Davies), Kingdom of the Lost, de C.K. Ogden (Bodley Head), les magnifiques romans de Charles Williams (Faber) et les ouvrages effroyables de Franz Kafka (Secker) nous permettent de jeter un coup d'?il sur un monde qui nous demeure inaccessible, fort heureusement. Pour les personnes qui souhaiteraient se renseigner davantage, il existe la voie de la découverte personnelle (sous supervision médicale appropriée) au moyen de la mescaline alcaloïde et de substances analogues. Les expériences de ce type révèlent des aspects de la réalité que seul Yeats a su décrire correctement en parlant de la « beauté terrible ». Seuls certains écrivains parviennent à rendre compte d'expériences de cette nature, notamment Aldous Huxley, dans un livre récent. Devant le phénomène, la plupart d'entre nous restons pantois et bouche bée.

Si vous avez l'esprit pratique, vous vous dites probablement « à quoi cela sert-il? ». La mescaline et les composés de la sorte induisent ce que nous appelons une « psychose modèle », un désastre de l'esprit en miniature, qui, contrairement à ces maladies mentales insurmontables qui clouent des gens à l'hôpital pendant des années, ne dure que quelques heures. Comme tout autre modèle, nos maladies modèles peuvent nous aider à comprendre la maladie réelle, si nous les utilisons de façon appropriée.

Aucun explorateur n'est jamais totalement à l'abri du danger. Les personnes qui consomment ces substances étranges sont semblables à des pilotes d'essai, à bord de leur propre esprit et de leur propre corps. Un jour, peut-être, nous considérerons ces volontaires qui entreprennent de telles expéditions dans une autre réalité avec un respect analogue à celui que nous vouons aux pionniers de l'air. Si nous trouvons le moyen d'altérer ou même de prévenir nos maladies modèles, nous pourrions être en mesure de nous attaquer aux véritables maladies avec davantage de précision. À l'heure actuelle, nos traitements, bien qu'ils produisent parfois de bons résultats, sont rudimentaires, et nous ne savons pas pourquoi ils font effet.

Un jour, nous pourrons traiter ces graves maladies, tout comme un médecin traite le diabète ou l'anémie pernicieuse. La rapidité avec laquelle ce jour viendra dépend en grande partie de tous les lecteurs de cet article, parce que c'est votre soutien, non seulement monétaire mais également moral, qui permet aux chercheurs de persévérer malgré la difficulté et les déceptions qui accompagnent une tâche de cette ampleur.

Et la maladie n'est que le début. Vous voulez savoir, tout autant que nous, la signification de ces choses magnifiques, grandioses et effroyables. Comment se produisent-elles? La science peut-elle nous aider à démêler cet écheveau qui fait partie de la nature essentielle de l'être humain? Nous croyons en être capables, et nous croyons que dans le processus, nous découvrirons non seulement nos limites, mais aussi notre potentiel extraordinaire, pour ainsi faire échec aux désillusions et au désespoir d'une période qui semble si chaotique. C'est en parvenant à comprendre notre propre nature, et par la compréhension de notre nature, celle de l'univers, que nous parviendrons à promouvoir le respect de la vie dont parle Albert Schweitzer. Ce respect de la vie accroît notre amour envers les hommes et les femmes, sans égard à leurs croyances ou à la couleur de leur peau, car il émane d'une vision qui surclasse, et de loin, l'imagination dans toute sa gloire. À l'heure actuelle, la science constitue le seul langage universel, et il est bien qu'elle puisse livrer clairement et de façon urgente un message de vie et d'espoir.

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Le Dr Humphry Osmond
Weyburn (Saskatchewan) Canada
ATTACHEMENT DE TEXTE


Crédits:
Soo Line Historical Museum (SLHM)