Centre d'histoire la Presqu'île
Vaudreuil-Dorion, Québec

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Gustave Boyer, notable de Rigaud (1871-1927)
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TRANSCRIPTION

Ma première leçon d'anglais (1896)

Je suis encore très mal outillé dans la langue de Shakespeare, celui qui m'écoute en a tout son "raide" pour me comprendre. Que voulez-vous, je n'ai jamais eu d'aptitude pour apprendre cette langue.

"Beati possidentes", la phrase favorite de Bismark, "Heureux ceux qui possèdent".

Mais passons à l'époque où se déroule l'amusante aventure que je vais vous raconter. Je ne pouvais pas même bâtir une phrase d'anglais.

C'était en 1896, presqu'à mon début dans la vie politique il y a plus de 23 ans de cela, et comme tous les jeunes qui rêvent de cette vie, j'étais animé du feu sacré. L'organisation libérale m'avait désigné pour faire la campagne dans un comté bilingue de l'Ontario.

Le "Magister Dixit" du parti d'alors n'était pas un organisateur ordinaire. Par lui la besogne de chacun était réglée, statuée d'avance; le terrain à couvrir, les faits à s'enquérir, les discussions à régler, les racordailles de celui-ci avec celui-là, bref toute la feuille de route était claire, précise et surtout impérative.

Impulsif lui-même, payant d'exemple par le travail gigantesque qu'il débitait chaque jour, inépuisable par son bagage de connaissances dans tous les détails, des chefs de comtés, des paroisses, des horaires de chemins de fer, etc., qui lui permettait de diriger son armée de "Fighters" avec un doigté admirable, tous nous avions confiance en lui.

Nous faisions queue, dans la petite antichambre de son bureau. En 1896, les quartiers généraux du parti libéral n'avaient rien du luxe de ceux même de 1917.

Chacun attendait son tour pour recevoir ses instructions. Après un entretien de dix minutes, le jeune organisateur, tout en étant impulsif n'en était pas moins poli et affable, nous avait documenté, fixé et équipé "already".

"Boyer, me dit-il, vous allez vous rendre à X dès ce soir. Prenez tel train, à telle heure, vous y rencontrerez M. G., dites-lui que vous êtes l'homme que je lui envoie. Restez en cet endroit jusqu'à la fin de la campagne. On vous donnera $2.00 par discours et quelques "pocket money pour vos petites dépenses. C'est peu, très peu même, mais considérez qu'un parti dans l'opposition n'a pas le sou, faites votre devoir...". Et vif comme un poisson, il était déjà debout me serrant la main en me poussant poliment vers la porte en me disant : "Go ahead and success".

L'entrevue avait duré deux temps, deux secondes, j'étais déjà revenu dans l'antichambre tout abasourdi. Je croyais sortir de là riche comme Crésus, j'étais encore aussi Job qu'avant. Tiens, me dis-je, c'est cela la discipline du parti! Allons, pas de réplique, et je partis pour ma première campagne, sans autre murmure.

J'étais rempli de zèle. La vaillante phalange libérale était dispersée partout sur le territoire canadien, elle avait pour mission de vaincre. De partout nous arrivaient les nouvelles les plus encourageantes.

Chaque lieutenant, sous-lieutenant et soldat de sir Wilfrid Laurier avait son territoire marqué, sa besogne calculée; il fallait triompher, qu'importe la somme de travail.

La brise poussait la victoire dans nos drapeaux. Ce n'était pas le temps de l'indécision ni des faux calculs. Aussi il fallait voir avec quel entrain chaque lutteur acceptait l'attelée si aride qu'elle se présenta.

Je partis donc les poches presque vides mais gonflé de l'importance que l'on venait de m'accorder. Pensez-vous donc, j'allais faire des discours...!

Le soir même, j'arrivai dans le pays pour lequel j'avais été " bilé ". Au débarcadère, un quidam délégué au devant de moi me conduisit chez le candidat pour le bénéfice duquel je venais pourfendre les adversaires.

Ce monsieur et son état-major me considérèrent comme un personnage et je confesse que je me donnai des airs,? mais quoi! Ce n'est pas à vingt-deux ans qu'un homme est en froid avec l'orgueil.

J'ai toujours cependant depuis considéré que ce n'est pas un mal d'avoir confiance en soi.

M. le candidat était un Écossais pur sang. Je ne nommerai pas son nom, il n'égayerait point d'ailleurs ce récit. Ce monsieur avait à son avoir beaucoup de puritanisme et une façon inépuisable. En plus, il jouissait d'une impopularité marquante, ce qui est, nous l'admettrons, une grande lacune en temps d'élection.

Notre première entrevue fut courtoise mais très brève. M. X. ne parlait pas un mot de français et moi je ne pouvais articuler un mot d'anglais. Il n'y a rien au monde comme cela pour raccourcir la conversation.

C'était un prohibitionniste enragé, moi je n'en étais pas un, ce qui me contraria dès le début, mais qu'importe, c'était quand même un gentleman...farmer.

La campagne battait son plein. Nous courrions par monts et par vaux, haranguant les électeurs, faisant des efforts inouis pour les pénétrer de notre cause et, à la nuit, nous revenions harassés à la maison princière de M. X.

La popularité, je le répète, n'écrasait pas mon homme. C'est qu'il avait, en des époques précédentes, exprimé des opinions un peu risquées qu'on lui reprochait en ce temps d'élections.

Je constatais cette impopularité, hélas! que trop et mes compatriotes surtout le digéraient mal ou pas du tout.

C'était au cours d'un de ces retours d'assemblée que se produisit mon aventure. Ce soir-là, nous n'avions pas trop mal réussi et au moins le tiers de la salle nous avait applaudis. On m'expliqua ensuite que l'enthousiasme aurait pu être plus grand, mais que la localité était " dry ", ce qui influençait beaucoup le tempérament nerveux des électeurs.

Enfin nous partions vers les minuit pour regagner le " beautiful home " de mon candidat. Devant nous vingt milles s'allongeaient, c'était une jolie distance à parcourir.

La nuit était parsemée d'étoiles tandis que des champs montait une nuée blanche et humide qui refroidissait la température.

À mes côtés, avait pris place M. H., un député à la Législature Ontarienne, qui, à cette époque, était chef d'un groupe assez important de députés fermiers.

Lui-même était "teatotaller" à ses heures. Nous cheminions depuis déjà longtemps sur une belle route et sous un ciel émaillé qui faisait rêver. Nos chevaux, de rapides routiers, mangeaient le chemin comme on dit en termes de maquignons. Rendons à César ce qui appartient à César, si mon candidat avait une cave vide, il avait en revanche une très bonne remonté et nous allions ainsi, rêvant aux étoiles sans vouloir, bien entendu, en décrocher une seule. Cependant la fraîcheur de la nuit nous ramena sur terre.

Un canadien qui voyage la nuit peut rêver aux étoiles mais cette poésie finit toujours par prendre fin. C'est justement ce qui m'arriva quand, au détour d'un chemin, nous nous trouvâmes en face d'une hôtellerie.

Notre attelage, qui avait dû ralentir pour opérer la courbe, était maintenant au pas. J'en profitai pour dire à mon candidat : "Arrêtons-nous ici un moment, le temps de prendre un peu d'étoffe. - "What?" - "A little drop", lui dis-je dans un parfait anglais...!

"Oh! Never mind, Mr. Boyer, at home we will have some gruel." Je demeurai stupéfié, "gruel", je n'avais jamais de ma vie entendu prononcer le nom de cette boisson-là. J'en fus ébahi et réconforté à la fois. Tandis que les chevaux reprenaient leur allure, mon palais exultait. J'étais tout réjoui d'avance, j'allais enfin boire quelque chose sous le toit de ce rigide buveur d'eau.

Il était bien deux heures, la nuit, quand nous mîmes pied à terre. Mes compagnons avaient sommeil et moi de même. Tous nous aurions gagné nos chambres sans plus de cérémonie si, par une mimique à ma manière, je n'avais rappelé au maître de céans que j'attendais mon verre de "gruel".

Parfait, cela ne tarda point cinq minutes, quand la servante nous apporta au boudoir, où mes deux amis calculaient sans doute le chiffre de la majorité probable, le breuvage si impatiemment désiré.

Cette grosse fille, rougeaude comme une "MackIntosh red" semblait bien entraînée à cette coutume. Je dévisageai le mystérieux plateau qu'elle portait : trois verres entourant un joli pot d'argent d'où s'échappait une vapeur odorante.

"Oh! me dis-je, serait-ce un "Hot Scotch"? en français, bien entendu...

Mon anxiété ne fut pas de longue durée quand M. X., avec une gentillesse toute écossaise, remplit les verres d'un bon "gruau" encore tout fumant.

"L'aimez-vous avec du sucre?" me demanda-t-il. J'étais atterré, je n'eus pas la force de répondre...

Ce fut ma première leçon d'anglais!

Quinze jours plus tard, mon candidat perdait presque son dépôt.

Morale : une élection ne se fait point avec du gruau.

 

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