Centre d'histoire la Presqu'île
Vaudreuil-Dorion, Québec

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Gustave Boyer, notable de Rigaud (1871-1927)
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TRANSCRIPTION

Du whisky c'est du whisky (1900)

C'était en 1900, je faisais la campagne électorale, dans un comté voisin de la ligne interprovincial, pour le compte d'un candidat à la Législature de Toronto. Celui-ci, parfait gentilhomme, large d'idée, était en aucune façon assujetti aux hypocrites manoeuvres des clubs de tempérants de la province soeur, lesquels à cette époque voulaient appliquer la loi du talion à ceux qui ne pensaient pas comme eux.

Le "crois ou meurs" de ces puritains n'était pas un vain mot. Il était d'autant plus dangereux qu'on ne faisait point comme aujourd'hui le font les partisans de la tempérance, appel à la raison, au bon sens de la population. On y allait tout simplement du boycottage et de l'inquisition publique.

Donc un candidat avait à se bien tenir s'il n'était point tempérant jusqu'à la limite humaine.

Mon homme était un sobre mais sans exagération. Cependant, il lui fallait damer le pion aux buveurs d'eau.

Pour en arriver là, il avait cru sage de s'entourer de tout l'élément le plus "dry" du comté, et à la file défilaient sous sa bannière une partie notable des clergymen, des chairmen, des Misses, etc. qui, à l'encontre du Christ, voulaient tourner le vin en eau.

Bref, dans cette manoeuvre il avait été d'une habilité incomparable. Il ne montait jamais à la tribune sans avoir à ses côtés M. X. président de tel club antialcoolique, de tel M. B., président de la société de tempérance, etc., etc.

Il n'y avait que moi, au milieu de toute cette tribu-là, qui avait à rougir de mon habitude de diluer mon eau. J'en étais marri, confus et j'allais dès ce jour confessé ma faiblesse au Seigneur et me consacrer définitivement à l'eau claire, si ce n'eut été d'une petite aventure dont je fus témoins.

De mes yeux, j'ai vu, de mes oreilles, j'ai entendu ce que je vais vous relater.

Un soir, nous débarquâmes dans une petite localité où les buveurs d'eau avaient établi leur régime. Nous venions y tenir une assemblée.

Ce village était ennuyant comme une pluie d'automne, et jusque sur la physionomie de ses habitants se reflétait la mélancolie du lieu.

On me dirige chez M. D. "Vous hébergerez là me dit-on; c'est un de vos compatriotes et vous vous en trouverez bien."

Je respirai un peu plus à l'aise. Je me dis : - Si c'est un canadien, il ne doit pas être contaminé par le puritanisme des pieds à la tête; assurément qu'il doit avoir dans sa maison quelqu'oubliette de bon étoffe de notre bon vieux Québec.

J'arrive, je décline mes noms et prénoms et surtout mon titre politique à un grand gaillard qui, sur la longueur, mesurait bien deux verges.

C'est en bon français, bien entendu, que je déclinai tout mon boniment... Le type me regardait surpris sans mot dire. Un moment je le crus confus en présence de mon individu qui évidemment le lui en imposait, mais non, oh! vanité humaine, ce n'était pas cela.

Mon compagnon ne parlait pas un traître mot de français... Êtes-vous catholique, lui demandais-je? En anglais bien entendu. "No sir", qu'il me répondit.

Mais diantre, par quel bout êtes-vous donc un compatriote?

J'allais en cette place pour faire un discours français, à des canadiens français. Je réfléchis que si tous étaient de même métal que mon aubergiste, mon discours leur glisserait sur l'oreille comme de l'eau sur le dos d'un canard.

Bref, j'en étais à cette peu encourageante conclusion quand s'amène un figaro. Ce métier est un des apanages de notre race : le premier pionnier dans une place anglaise, c'est souvent un barbier. Pas besoin de m'en tirer maille, j'en ai même rencontré à Portland, Orégon, où ne réside aucun des nôtres et quelques jours plus tard, j'en trouvai un autre d'installé sur les ruines encore fumantes de San Francisco, que je visitais quinze jours après le tremblement de terre.

Ce figaro m'informa que la "Back Country" était remplie de canadiens français et que le soir venu m'en fournirait la preuve.

Ce monsieur ne se trompait point, car le soir la salle était rempli de bons et braves agriculteurs de langue française.

L'heure du souper étant arrivée, je demandai au maître de céans l'apéritif usuel. Il me toisa de nouveau, hocha la tête, et finalement me dit : "Come this way". Je le suivis docilement et après avoir traversé deux ou trois pièces encombrées de débris de toutes sortes, où s'entremêlaient les restes d'un antique ameublement qui avait dû servir à cet hôtel quand on y vendait "sous licence", et de grandes caisses remplies de bouteilles vides, vestiges des plantureuses récoltes qu'on y faisait dans la même période, nous arrivâmes finalement à un vieux buffet de chêne noirci par les années ou le manque de savonnage.

Qu'importe le meuble!

Ce n'est pas mon chapeau que je regrette, dit la chanson, mais c'est ma tête qui est restée dedans.

Ce n'est pas le meuble qui m'intéresse, mais bien ce qui va en sortir.

M. D. s'assure que pas un regard indiscret l'observe, Puis retire du buffet, une de ces bouteilles blanches qui contient d'ordinaire le soda à la crème.

C'est étrange comme il y a une certaine volupté à tromper la loi quand elle nous force surtout à boire de l'eau claire malgré nous.

Il m'assure que c'est du bon whisky blanc, illico je vérifie le fait et je m'en vais à table.

À huit heure, nous sommes à l'assemblée. Sur l'estrade, toujours les mêmes figures prohibitionnistes dont les ineffables objets étaient de faire rejaillir sur le candidat, les vertus de la tempérance totale.

J'eus encore des remords, je regrettai le verre d'avant souper, et pour peu j'allais confesser mon crime publiquement comme au premier temps de l'Église, où les bras en croix, en face de tout le peuple, les fidèles confessaient leurs fautes.

Heureusement que je me retins car les nombreux canadiens dans l'audience m'auraient certes accusé de démence.

Tous les orateurs pérorèrent chacun leur tour. On fit l'éloge de notre candidat, c'était un grand homme, c'était un tempérant, etc., demain il sera encore plus fervent à la cause, etc. Bref, on l'accable de compliments et d'ultimatums. Il me regarde du coin de l'oeil, comme s'il eut voulu me dire : - Quelle averse... Quelle averse... mais patientons nous n'en avons plus que pour trois jours.

Tout le monde est debout, on entonne le "God save the King", puis les électeurs retournent à leur foyer.

C'était une assemblée politique et c'est d'elle que le moins l'on parla.

Au sortir de la salle, M. Mc. mon candidat, me glisse à l'oreille : - Nous allons à votre hôtel, joignez-nous dans le salon au second.

Je m'attarde un peu avec mes bons compatriotes, puis je me dirige vers le rendez-vous. La pièce contenait déjà cinq ou six personnes, entre autres et surtout les "Teatotaller" de notre entourage.

J'allais m'asseoir sans trouver rien d'étrange dans cette réunion, quand tout-à-coup, "O shocking", savez-vous ce que je vis sur la table ronde placée au milieu de l'appartement?

Devinez quoi?

Ma bouteille de soda à la crème...

Toute remplie, moins le verre que j'avais bu avant le souper...

Je faillis m'en trouver mal, je croyais que l'hôtelier m'avait déclaré. Mais non, ce n'était pas cela, vous allez voir.

"Will you have some soda" me dit un buveur d'eau enragé qui avait failli me faire crever quatre années auparavant à me faire boire du gruau, au cours de son élection.

Sûrement, monsieur, mais à condition que vous buviez le premier.

En deux mouvements, il avait ingurgité son verre. Et les autres de suivre à tour de rôle. Imperturbable, je fis mine de ne pas comprendre la comédie. Je bus le dernier et remettant mon verre sur la table, je les regardai fixement et leur dit en colère :

- "That's a joke, it is not soda, that's whisky. We are all joking", dirent-ils en choeur.

Cette aventure retarda mon entrée dans la ligue des tempérants au moins de dix ans.

Morale : Ce n'est pas l'habit qui fait le moine.

 

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