Centre d'histoire la Presqu'île
Vaudreuil-Dorion, Québec

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Gustave Boyer, notable de Rigaud (1871-1927)
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TRANSCRIPTION

Attelle la Noire Hugh (1902)

C'est en 1902 à Rigaud, au cours d'une élection provinciale, que se déroula l'aventure comique que je vais raconter.

La lutte était chaudement contestée, étant donné que les candidats en lice, MM. Hormidas Pilon et Honoré Thauvette étaient tous deux libéraux et possédaient chacun un fort contingent de libéraux et d'amis personnels. Ce qui compliquait la situation, c'est que la plupart des conservateurs, en l'absence d'un candidat de leur parti, s'étaient ralliés à la candidature de M. Thauvette. D'autre part, M. Pilon en rallia également un bon nombre notamment dans la paroisse Vaudreuil.

Dans ce méli-mélo, les amis combattaient les uns contre les autres et les libéraux et conservateurs, adversaires d'hier, se coudoyaient comme de vieux camarades.

Ce n'était pas une lutte entre deux partis, mais bien une lutte entre deux hommes et leurs partisans respectifs.

Qui emporterait l'enjeu? Les candidats avaient des titres égaux et d'égales chances. On espéra donc le succès que dans l'organisation la mieux conduite, c'est pourquoi dans les deux camps on rivalisa de zèle et d'adresse.

Plusieurs faits saillants ont émaillé cette campagne qui fut très mémorable, amis qui nonobstant son acuité, conserva entre adversaires une courtoisie constante toute la durée de la lutte.

Nous en étions au dernier soir de la campagne.

Un groupe des partisans des deux candidats était assemblé à l'Hôtel Canada à Rigaud.

La discussion battait son plein. Chacun pesait les chances de succès de son homme, bref d'un côté comme de l'autre, on était convaincu de la victoire.

L'avant-veille d'une élection est également le soir des mystères. C'est à ce moment que se trouve de ces projets et de ces opérations étrivantes et parfois concluantes qui font que réciproquement les adversaires sont sur leurs gardes pour déjouer, s'il y a lieu, et surtout possibilité, les cabales risquées et même peu scrupuleuses.

Un des chefs de M. Thauvette, le capitaine M., un excellent homme, mais un enthousiaste qui n'avait que le défaut commun à plusieurs, celui d'être partisan à l'extrême, semblait particulièrement exercer une surveillance jalouse sur les allées et venues des partisans de M. Pilon.

Il avait du flair et il en utilisait largement pour prévenir, disait-il, toute supercherie.

Nous n'étions pas pour le jouer! Ah mais non!

À peine regardions-nous vers la porte, ou faisions-nous mine de sortir, qu'il était sur nos talons; si deux de nos amis entretenaient isolément une conversation, il était aux écoutes pour surprendre le fil du trame suborné.

Bref, c'était une obsession que cette vigilance continuelle.

Je l'observais depuis quelque temps et je me dis que ce serait un bon tour à jouer au fameux capitaine que de lui faire prendre une course à travers la campagne.

Aussitôt pensé, aussitôt résolu.

Notre hôtelier, fin merle, à qui j'expliquai mon projet redoubla de politesse. Les rasades succédèrent aux rasades même que plusieurs en voyaient gris. Seul mon capitaine et une couple d'autres tenaient l'oeil ouvert.

À un moment donné, je dis à mon vigilant cerbère : - Pariez-vous que dans dix minutes je vous aurai échappé?

Essayez donc voir!

Nous continuâmes d'expliquer notre pari avec force d'argument et tout le monde d'y prendre part.

Le charabia était indescriptible et à travers le choc des verres qu'entrecoupait de grands éclats de rire, chacun y allait de sa façon de penser, chacun avait son mot d'esprit, sa mimique particulière.

Tout le monde maintenant voulait parier.

Sur qui, sur quoi? Plusieurs auraient été en peine de le dire.

L'horloge marquait une heure du matin. C'était l'heure des oiseaux de nuit; il ne fallait pas attendre que l'aurore au doigt de rose n'éclaire la campagne.

Il fallait agir vite et prompt.

J'avais comme charretier un garçon très souple, possédant un cheval qui filait comme le vent.

Je lui glissai à l'oreille : - Rends-toi sous la remise, embarque dans la voiture, tiens-toi prêt et attends-moi.

Cinq minutes plus tard, j'étais subrepticement disparu du bar à la faveur des déluges de mots, des réparties qui venaient de tous à la fois. Puis je ravivai la conversation pour couvrir sa retraite.

Ce premier mouvement exécuté, l'autre était plus difficile, car c'était moi qui devais suivre et mes rigides gardiens ne me laissaient pas la prunelle des yeux.

Soudainement, je me trouve mal. Je feignis d'être vaincu par Bacchus...

Je demande une chambre à l'hôtelier, je dis bonsoir à mes amis et adversaires et je leur ajoute : - soyez-en paix, j'ai plus que ma charge.

Nous l'avons, se dirent nos adversaires en clignant de l'oeil et en se poussant du coude.

Je prétexte donc mon indisposition et l'hôtelier ne me voit pas traverser une couple de pièces et me diriger vers une chambre du second. J'ai encore souvenance des rires malins et narquois qui accompagnent ma démarche titubante d'évasion.

Quand je ne me sentis plus observé, je rebrousse chemin, je descends l'escalier légèrement, comme un oiseau. J'enfile une porte qui conduisait à la salle à dîner, je traverse celle-ci, toujours à pas de loup, puis j'arrive dans une cuisine. Je continue ainsi ma fugue en pleine obscurité, heurtant soit une table, soit une chaise, et patati patata, je pénètre dans une seconde cuisine : ici la course se complique, je pique une tête dans une cuve remplie de linge que la lavandière faisait tremper pour son lavage du lendemain. Qu'importe, les bras submergés jusqu'aux épaules, je reprends vite mon aplomb et après quelqu'autres pérégrinations non plus graves, je me trouve en pleine lune. Mon charretier était à la consigne, je saute dans la voiture et en avant.

Notre cheval fait un bond rapide, enlève la voiture de terre, nous partons comme la poudre.

Pour sortir de la cour de l'hôtel, il nous fallait longer l'édifice et traverser le trottoir. Le bruit des sabots du cheval et des roues du buggy donnèrent l'alarme à l'intérieur. On y demeura figés, les assistants s'élancent vers la porte, mais nous étions déjà à cent pieds de là, trottant sur la route, sous un ciel idéal. Notre joie fut de courte durée car en même temps, nous entendîmes un cri strident traverser l'espace "Attelle la noire, Hugh, attelle la noire"

C'était le capitaine qui avait ainsi lancé ce cri de détresse à l'hôtelier qui faisait face à celui où se déroulait la scène racontée. C'est là que se réunissaient les forces de M. Thauvette et c'était de là que le capitaine et son escouade étaient venus le même soir à notre propre hôtel pour déjouer notre cabale de la nuit, si toutefois il devait y en avoir une.

J'étais désespéré, nous étions foutus, car si notre cheval courait comme le vent, la Noire trottait comme l'éclair.

Nous venions de dépasser l'église et arrivions en face du magasin Mongenais. Là se trouvait, adossée à un long bâtiment en bois mais dans le sens contraire à la rue, une remise à voiture sous laquelle l'oeil ne pouvait pénétrer. Je tire le mord de droite, notre cheval décrit une courbe rapide qui faillit nous jeter sur la chaussée, mais en une seconde nous étions dans l'obscurité.

Il était temps, deux minutes plus tard, nous entendions les sabots de la noire résonner sur le pavé plus vite que nous pouvions compter les secondes.

Devant le pont, la voiture s'arrête, et la voix claire du capitaine demande au manchot qui nous avait d'abord suivis à pied et rendu à bout d'haleine, s'était arrêté là.

Sont-ils traversés?

Non répondit l'exténué, ils se dirigent dans le "petit brûlé".

Envoie, commande une seconde fois, la voix claire du capitaine, et cinq secondes plus tard, la noire, ventre à terre, dépassait notre cachette.

Le capitaine, le chapeau enfoncé sur les oreilles, et le charretier, pendu dans les guides, ne voyait rien d'autre que la route.

Mon compagnon et moi, nous nous écrasâmes les côtes de joie, et reprîmes le chemin de l'hôtel d'où nous venions à peine de partir.

Les deux groupes adversaires étaient encore dehors sur les portiques de chacun des hôtels dissertant chacun entre eux.

Notre retour fut un coup de foudre pour les uns et pour les autres.

Les nôtres rirent aux éclats, tandis que les lieutenants du capitaine jurèrent comme des matelots.

Nous entrâmes à l'hôtel pour en repartirent trente minutes plus tard dans la plus grande quiétude.

L'hôtel d'en face était plongé dans le sommeil, chacun était retourné chez lui. Pendant ce temps, la noire trottait toujours. À cette époque, le téléphone n'était pas répandu comme aujourd'hui, il fallut bien la laisser trotter.

Dans cette randonné, le fameux capitaine explora le "petit brûlé" et revint bredouille, par St-Rédempteur, avec une quinzaine de milles au crédit de la fameuse jument.

Le matin à sept heures, je débarquais tranquillement du train qui venait de Pointe-Fortune, paroisse voisine, aux yeux ébahis du propriétaire de la noire. La pauvre bête avait exploré en vain les antipodes d'où je venais.

Le soir nous sortîmes vainqueurs de la lutte, par une très faible majorité de 34 voix.

Le succès d'avait tenu qu'à un fil!

Si le capitaine avait donné de la barre à droite, le résultat n'eut peut-être pas été le même.





 

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