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Chronique no. 6

La légende tout droit sortie de la tempête

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Article
23 novembre 1992
Îles de la Madeleine, Québec, Canada
ATTACHEMENT DE TEXTE


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Depuis sa construction, l'église Saint-Pierre de Lavernière est comme un phare dans le paysage madelinot. De plus, l'histoire entourant la construction de cette église est entrée dans la légende.

Au 19e siècle, aux Îles-de-la-Madeleine, il y avait très peu de bois pour faire de la construction. Encore aujourd'hui, la majorité des matériaux de construction viennent de l'extérieur par bateau. Étant donné cette pénurie permanente bois, chaque petit bout de bois était parcimonieusement récupéré, utilisé et réutilisé.

Ainsi, les Madelinots avaient coutume d'arpenter les longues plages de l'archipel avec un cheval, afin d'y récupérer le moindre morceau de bois utilisable, laissé par la marée. Cette pratique se perpétue d'ailleurs encore de nos jours, les chevaux étant cependant remplacés par des véhicules motorisés.

Autrefois, lorsqu'un bateau fait naufrage avec une cargaison de bois, c'est un approvisionnement inespéré pour la population locale. Tout est récupéré. On utilise non seulement le bois de la cargaison, mais aussi le bois avec lequel est construit le bateau et tout autre partie qui peut être récupérée si le bateau est une perte totale.

Lors de la planification de la construction de la première église de Lavernière en 1875-76, M. l'abbé Georges-Antoine Belcourt, instigateur du projet, aurait acheté la cargaison de bois d'un navire naufragé. On ne sait jusqu'à quel point cette légende est véridique.

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Article
23 novembre 1992
Îles de la Madeleine, Québec, Canada
ATTACHEMENT DE TEXTE


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Voici la transcription d'un article écrit par Mme Line Bouffard, directrice-archiviste du Centre d'archives régional des Îles, paru dans l'hebdomadaire local, Le Radar, du 23 novembre 1992. Mme Bouffard y relate la légende voulant que du bois de naufrage particulièrement maléfique aurait servi à construire l'église de Lavernière:

'L'église de Lavernière et sa légende

Trois fois une tempête s'est abattue sur ce bois.

Tout le monde sait que l'église de Lavernière est construite de bois. Ce que l'on sait un peu moins c'est d'où vient ce bois et la légende (véridique jusqu'à quel point?) qui s'y rattache.

Comme le dit très bien le frère Marie-Victorin dans ses CROQUIS LAURENTIENS : ' Très grande et très belle, cette église est presque luxueuse pour le pays et les paroissiens en sont très fiers. Elle a une légende. La voulez-vous savoir?'

En 1872, Mgr McIntyre, évêque de Charlottetown, diocèse auquel étaient rattachées les Îles-de-la-Madeleine, donne l'autorisation de construire une église sur un terrain ayant appartenu à Augustin Nadeau. Il ne restait donc qu'à se procurer les matériaux nécessaires à la construction.

En automne, un 'brick' chargé de bois de construction de différentes grandeurs s'échoue à la Dune du Nord (au Goulet). Le navire se 'défait' et la cargaison échoue à la côte. Les Madelinots ont alors recueilli le bois.

Durant l'hiver, la compagnie d'assurances fait transporter le bois pour le charger à bord de l'Alberdeen, un voilier devant se rendre en Angleterre avec sa nouvelle cargaison. Son départ des Îles-de-la-Madeleine s'effectue en juillet. Mais une tempête se lève encore et le bateau s'éventre en ramenant encore une fois le bois à la Dune du Nord.

La compagnie d'assurances, découragée, décide de ne pas retenter l'expérience. On cède alors le bois aux Madelinots qui décident de l'employer à la construction d'une église.

L'année suivante, la population se met donc au travail. On érige la charpente. Quand vient le temps de recouvrir cette dernière (à l'automne), une troisième tempête, avec de grands vents s'abat sur les Îles et la construction s'effondre.

Trois fois une tempête s'est abattue sur ce bois. On commence donc à s'interroger sur ce qui peut bien causer cela. On s'informe auprès des rescapés du premier naufrage. On apprend alors que le jour du naufrage, le capitaine avait donné sa cargaison au diable dans une pluie de blasphèmes. Suite à cette information, on fait bénir le bois maudit et on recommence la construction, laquelle tient encore de nos jours. 'Et voilà comment, bien malgré lui, le diable a fourni les matériaux de l'église de Lavernière', comme l'a si bien dit le Frère Marie-Victorin. Des traces à l'intérieur de l'église amènent plusieurs à accorder foi à cette légende, nous qui sommes d'incorrigibles sceptiques.

Line Bouffard'

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Depuis la parution de cet article, nous avons trouvé quelques autres éléments d'histoire qui tendent à vouloir confirmer certains faits de la légende.

Nous savons que la construction de l'église est accordée au charpentier de la Nouvelle-Écosse, Mr Thomas O'Neil. Une lettre confirmant ce contrant lui est adressée. Elle est datée du 18 décembre 1874. La construction n'ayant pu débuter en hiver, elle a donc commencé à l'été 1875. Nous avons une lettre datée du 26 août 1875, envoyée à Thomas pendant son séjour aux Îles-de-la-Madeleine, par Annie O'Neil, sa femme, pour lui dire que tout va bien à la maison. Cette lettre confirme que le début de la construction de l'église a bien eu lieu à l'été 75.
On sait aussi que la construction de la première église Saint-Pierre s'est échelonnée sur plusieurs années, soit entre 1875 à 1877, où on y célébra la première messe de minuit. La finition des détails se poursuivit jusqu'en 1881, avec après l'arrivée du premier curé résident, l'abbé Théophile Allard.

Le bois de naufrage doit donc provenir d'un naufrage qui s'est passé en 1875 ou en 1876, car ce bois aurait servi à construire, entre autres, les poutres de soutien, donc il aurait été utilisé en début de construction. Ce bois pourrait être celui du navire Calcutta et non de l'Aberdeen, tel que mentionné dans l'article, qui a fait naufrage en 1857 et aurait plutôt servi à la construction de l'église de Havre-aux-Maisons.

Le Calcutta a fait naufrage le 8 novembre 1875, à la Dune-du-Nord. Ce navire de 1 428 tonneaux, construit à Pointe-Lévis en 1874 est propriété de James Ross, un marchand de Québec. Le Calcutta et son capitaine Thomas W. Tyrell, quittent Québec le 4 novembre 1875 à destination de Liverpool en Angleterre avec une cargaison de bois. Selon le capitaine Tyrell, le navire aurait dévié de sa course à cause d'un fort courant du Sud-Ouest. La présence d'un épais brouillard l'aurait empêché de voir le rivage à temps. Le navire a été projeté sur la Dune-du-Nord.

Vingt-trois personnes, membres de l'équipage, perdent la vie. Le capitaine et quatre marins sont secourus et passent l'hiver à Havre-aux-Maisons. Les pertes sont estimées à 50 000$ pour le navire et à 20 000$ pour la cargaison de bois.

Selon le frère Marie-Victorin, les Madelinots transportent la cargaison de bois du Calcutta jusqu'au Cap-aux-Meules, pendant l'hiver, par la lagune gelée. L'été suivant, en 1876, la compagnie propriétaire du bateau désirant récupérer son bien, prend des arrangements avec un navire qui vient jusqu'aux Îles prendre charge de cette cargaison. Ce navire, affrété par la compagnie d'assurances, pourrait être le Gertrude, un brigantin de 396 tonneaux, provenant de l'Île-du-Prince-Édouard.

Une fois la cargaison chargée sur le Gertrude, une autre tempête aurait projeté le navire sur la dune. Le Gertrude fait lui aussi naufrage le 3 septembre 1876. Cette fois-ci, découragée, la compagnie d'assurances décide de vendre la cargaison et l'épave à l'encan public aux Îles-de-la-Madeleine.

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Vue d'une poutre d'origine soutenant la charpente et située dans la cave
2005
Lavernière, Îles-de-la-Madeleine, Québec, Canada
ATTACHEMENT DE TEXTE


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Il est donc bien possible que ce bois ait été celui utilisé pour la construction de l'église de Lavernière pendant l'automne 1876, mais nous ne pouvons l'affirmer avec certitude.

Comme il n'existe aucun document affirmant clairement de quel bateau provenait le bois de naufrage utilisé pour la construction de l'église de Lavernière, nous n'avons donc aucune certitude.

Cependant, plusieurs détails, visibles sur les poutres de soutien dans la cave, nous permettent de penser que cette première église aurait été bel et bien construite avec du bois destiné à un autre emploi. Ces pièces de bois sont de belles grosses poutres de bois, bien équarries, d'essences qu'on ne retrouvent pas sur nos Îles et découpées d'échancrures permettant de supposer qu'elles étaient destinées à la construction navale.

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Vue d'une poutre d'origine soutenant la charpente et située dans la cave
2005
Lavernière, Îles-de-la-Madeleine, Québec, Canada
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Vue d'une poutre d'origine située dans la cave
2005
Lavernière, Îles-de-la-Madeleine, Québec, Canada
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