Heather Benning – Entrevue avec l’artiste

Propos tirés d’une table ronde d’artistes au Moose Jaw Museum & Art Gallery en 2019.
Transcription:
Jennifer McRorie : Heather, pourriez-vous me dire comment ce lieu vous a inspirée? Je sais que nous avons reçu votre exposition ici en 2015 avec l’extraordinaire Altarpiece, ainsi que le film sur la Maison de poupée (Dollhouse), qui joue en bas maintenant. Il semble que vous vous inspiriez du folklore tout en recréant vos propres idées? Je me souviens d’une histoire que vous m’avez racontée au sujet de cette ferme abandonnée et comment vous avez créé tout un récit autour de ce lieu.
Heather Benning : Bien, vous savez, j’ai grandi sur une ferme. Mes parents étaient agriculteurs et ma grand-mère était enseignante, même si elle peignait de temps à autre et qu’elle aurait voulu en faire plus. Mais le fait de devenir artiste ou gagner sa vie de son art n’était même pas une considération dans les Prairies, ou en général. C’était plutôt quelque chose qu’on imaginait se passer très loin dans les grandes villes. Malgré tout, j’ai eu la chance d’avoir des parents très compréhensifs, et tous les deux étaient d’excellents conteurs. Et mes grands-parents, surtout mes grands-parents maternels et en particulier ma grand-mère, étaient d’incroyables conteurs et j’ai donc grandi avec plein d’histoires au sujet de leur arrivée au Canada, de ce que ce pays voulait dire pour eux, de ce qu’ils avaient apporté, de la vie à la ferme et de la quantité de main-d’œuvre et de travail acharné nécessaires pour tirer un profit de la ferme. J’ai été chanceuse de grandir à la ferme; mon père a été chanceux, ou plutôt moi, car il m’a donné accès à un espace dans le grenier de son atelier, comme un studio et j’ai immédiatement commencé à créer des choses. À l’intérieur, il restait tous les vestiges d’un ancien fermier. Tous ses outils et toutes sortes de vieilles choses que papa n’utilisait plus à la ferme. Il me disait : « Ok, tu peux avoir tout l’espace que tu veux, mais assure-toi de bien ranger et de faire quelque chose que tu aimes ». La première sculpture que j’ai réalisée, c’était une personne que je pouvais déplacer, car je me sentais assez seule là-haut donc je voulais me fabriquer mes propres amis. J’ai donc commencé par faire une sculpture assez rudimentaire, et parce qu’elle avait l’air plutôt moche, particulièrement son visage, j’ai essayé de mettre de la cire sur son visage pour que ça ressemble davantage à de la peau. La cire a fait fondre la mousse de polystyrène et mon ami s’est retrouvé avec une tête d’alcoolique couvert de pustules. Je l’ai appelé M. Jiggers. Je lui ai donné une vieille bouteille de whisky, je l’ai assis dans une chaise berçante et nous sommes devenus amis. Ce sont des souvenirs comme ça que j’ai de mon enfance et j’ai définitivement continué à créer. Par chance, ma mère a trouvé un exemplaire du magazine Canadian Art, je ne sais pas trop où, peut-être à Saskatoon alors qu’elle magasinait, mais en tout cas, ce n’est pas quelque chose qu’on pouvait trouver là où j’ai grandi. J’avais 15 ans et je me souviens très bien avoir ouvert le magazine et m’être exclamée : « Mon doux, il y a des gens qui vivent de l’art et on peut voir des photos de leurs œuvres! » C’est comme ça que l’idée de devenir une artiste est née. Mais tout est vraiment arrivé à la ferme, comme ce sentiment et le temps passé à rêver. On n’avait pas le droit de s’ennuyer et si ça arrivait, on nous donnait un seau pour aller enlever les mauvaises herbes. On nous mettait à la porte, alors on jouait dehors avec nos frères et sœurs et on regardait les nuages tout en rêvassant. C’était comme ça. Et puis l’espace. Je crois que mon père m’avait donné accès au grenier pour commencer, puis il est devenu trop petit et papa avait deux vieux silos à grains en bois qui ne servaient plus. Il me laissait faire des mises en scène dans ces espaces. D’un sens, je créais toujours quelque chose qui avait rapport avec des bâtiments. Donc oui, des années plus tard lorsque je suis passée en voiture devant ce qui allait devenir la Maison de poupée, je l’ai vue, intacte, debout et en parfait état. Je l’ai dépassée puis je suis revenue en arrière pour noter son emplacement et j’ai continué ma route vers le magasin de fournitures scolaires, car j’enseignais à l’époque. Quand je suis revenue, j’ai regardé à travers les fenêtres et la maison était vraiment parfaite. C’était une Maison de poupée. C’était comme si je la voyais déjà et j’étais convaincue que je pouvais réaliser ce projet. J’avais déjà travaillé pour une entreprise de remise en état et j’avais donc les connaissances nécessaires pour faire un aménagement rudimentaire de ce que j’entrevoyais. Bien sûr, je n’ai pas complètement rénové la maison, je n’allais pas y installer de chauffage, mais quand j’ai su à qui appartenaient les terres, je leur ai demandé si je pouvais utiliser la maison le temps du projet. Au début, ils ont rigolé puis ils ont fini par m’en faire don. Et puis j’ai transformé cet espace en Maison de poupée. Je l’ai conservé environ huit ans, puis je l’ai brûlée. Voilà toute l’histoire. Ce que je voulais faire à travers ce projet était de parler de nostalgie, du bon vieux temps comme on dit. Mais le bon vieux temps n’est qu’un mythe que nous fabriquons pour nous sentir mieux face à la triste réalité. Ce n’était pas forcément mieux avant, il y a une raison pour laquelle ces maisons ont été abandonnées et que les gens sont partis. Ils ne pouvaient plus gagner leur vie dans la région et ils ont dû partir. Ce n’est pas si positif que ça. Et l’industrie agricole joue un grand rôle dans tout ça. Quand on regarde le jardinage et la production alimentaire, ça a comme mal tourné. C’est bien de voir que les gens sont de nouveau intéressés par les aliments, à fabriquer leur propre nourriture. Je ne sais pas. Mais les Prairies ont toujours été un endroit spécial, ça, je le sais. Je suis partie plusieurs fois et je reviens toujours. Lorsque je suis revenue d’Écosse où j’ai fait ma maîtrise en restant quelques années de plus pour y travailler, je pensais juste m’arrêter brièvement en Saskatchewan. Rester une année, puis repartir. Et ça fait dix ans, et je suis encore là. Je me dis, j’ai de la famille ici et des histoires à raconter et c’est un aspect très important pour moi comme artiste. Et je pense qu’il y a encore tant à explorer. C’est aussi un endroit où je me sens libre de créer. Quand j’étais en Écosse, je n’avais pas l’impression de pouvoir faire le genre de travail artistique qui m’intéressait; je ne pensais pas que ça allait résonner là-bas, que ça allait toucher les Écossais. J’ai eu l’occasion de faire un projet dans une mine de charbon écossaise abandonnée, mais je croyais que ça aurait l’air d’un mensonge, car je n’ai pas l’histoire ou les connaissances. Et je ne voulais pas être cette artiste venue d’ailleurs qui vient parler de perte aux gens de cette communauté minière, de la perte de leur mine. Parce que je ne le sais pas. Je ne connais pas leurs expériences et je ne voulais pas embarquer là-dedans de toute façon. Alors, c’est ici que je suis et probablement là où je resterai.