Jude Griebel – Entrevue avec l’artiste

Propos tirés d’une table ronde d’artistes au Moose Jaw Museum & Art Gallery en 2019.
Transcription :
Joanne Marion : Jen se questionnait sur le ludisme et l’humour dans vos œuvres et ce dont vous parlez maintenant en rapport avec les structures pour enfants, etc., me fait penser à la notion de jeu dans votre travail, Jude, et comment vous l’utilisez. Pouvez-vous nous en parler un peu plus?
Jude Griebel : Après avoir entendu toutes ces histoires incroyables, j’ai l’impression de ne pas avoir autant de connaissances et d’expérience, mais je crois que mon travail est le reflet de mon enfance dans les Prairies. De plusieurs façons, à travers la dimension matérielle et l’espace physique. J’ai eu la chance de grandir entre Saskatoon et la ferme familiale dans le centre de l’Alberta. Et à la ferme, mes premiers pas dans le monde de la sculpture sont venus des pratiques agricoles. Donc, je créais des personnages inspirés des récoltes, des épouvantails, des bonshommes de neige et des membres de ma famille aussi, qui prenaient la forme d’épis de blé. Il y avait une correspondance directe entre les éléments naturels venant de la terre, la communauté agricole et le corps humain. Cela joue un grand rôle dans mes œuvres. Il y a aussi les matériaux non conventionnels, le matériel d’artiste, auxquels j’avais accès et dont je me servais pour créer. Pour ce qui est de ma vie à Saskatoon, ma mère travaillait à la galerie d’art Mendel, et j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup d’artistes plus âgés qui venaient souvent chez nous. Des artistes populaires aussi, par exemple Dmytro Stryjek, dont plusieurs de ses œuvres sont exposées en bas, et qui passait beaucoup de temps chez nous. Quand il venait, parfois, il nous peignait mon frère et moi. Il a fait une grande série de tableaux sur notre enfance. Il nous faisait ressembler à des cochonnets collés sur la clôture de notre jardin. Pour la clôture, il coupait et collait des bâtonnets de crème glacée sur le fond; il se servait de divers types de gouache et ses matériaux étaient composés de gouache, de vernis à ongles et de maquillage. Donc, tout ce qui pouvait lui tomber sous la main. L’autre manière dont cette « expérience » des Prairies a pu avoir un effet sur mes créations actuelles est le sens de l’humour et la fantaisie que les gens invitaient dans leur quotidien dans les Prairies. Leur utilisation de ces paysages immenses et désertés comme un terrain fertile à l’imagination. C’est ce que j’ai retenu, surtout à travers les activités artisanales en Alberta. Il y a par exemple la petite ville de Coronation. Dans les années 80, plusieurs agriculteurs de la région ont créé une expérience pour les enfants du coin et qui s’appelait Fantasy Lane. Et c’était juste une route de gravier en pleine campagne, mais les fermiers et les parents avaient installé toutes sortes de personnages mythologiques et d’épouvantails assis dans des toilettes extérieures, suspendus aux arbres, et les familles amenaient les enfants pour voir ces petites mises en scène. C’était un peu comme les premiers parcs d’attractions. Plus tard, j’ai découvert le Torrington Gopher Museum, et je ne suis pas sûr si les gens connaissent cet endroit, j’en parlais d’ailleurs avec Joanne hier. Donc dans le village de Torrington, et tout le monde dans les Prairies connaît cette sorte de rituel où les enfants recevaient une récompense pour chaque queue de gopher qu’ils ramenaient. Cette pratique était courante à Torrington. Cette femme dans le village, je ne me souviens plus de son nom, a commencé à empailler les gophers de façon artisanale, et à leur fabriquer de petits vêtements et à créer des dioramas mettant en scène le village et dans lesquels elle plaçait les gophers empaillés. Et tout cela était monté dans une grande remorque comme un petit musée et il fallait payer un dollar pour visiter. De voir des choses comme ça a vraiment eu un effet sur mon travail d’artiste. Et l’art populaire aussi, ayant grandi en face de l’Université de la Saskatchewan. J’étais littéralement hanté par la murale de Kurelek dans la chapelle St.Thomas More. Je me cachais pour aller la voir, car j’étais très impressionné tout en étant en admiration. Je ne sais pas si vous connaissez cette murale, mais c’est une œuvre immense et qui dépeint le miracle des pains et des poissons. On y voit tous ces fermiers qui forment un cercle autour d’un champ de blé et d’élévateurs à grains, et Jésus est debout au centre. De gros nuages noirs déferlent sur les Prairies et on voit les mains des défunts sortir du champ de blé. Donc, le fait de prendre un récit culturel de ce genre pour le transposer à la vie rurale et d’en faire un parallèle a été très significatif pour moi. Et j’ai l’impression que tout cela continue de m’influencer encore aujourd’hui. Comme vous savez, je travaille toujours avec des matériaux artisanaux. Vous pouvez imaginer mon effervescence lorsque j’ai commencé mon éducation artistique à Emily Carr où le photoconceptualisme de Vancouver était prédominant. Je faisais des maquettes sculpturales avec des brochettes à barbecue, du fil et des bâtonnets de crème glacée. Mais ces choses ont toujours une influence dans mon travail et c’est aussi une pratique artistique que j’admire chez mes pairs des Prairies. Des gens comme Heather [Benning] et Wally Dion, qui font de l’artisanat une quête quasi obsessive dans leurs œuvres.
David Thauberger : Peut-être que cette femme à Torrington était une enfant de la dépression. Quand j’y pense, elle empaillait des gophers, et on sait bien que les gens ne jetaient jamais rien pendant la dépression. Une fois la queue du gopher coupée, il fallait jeter le reste, car on recevait seulement cinq sous pour la queue.
Membre de l’auditoire : Il a sûrement fallu qu’elle refasse une queue aux gophers pour qu’ils aient l’air normaux.