Le gothique des Prairies

Un autre thème récurrent dans l’art vernaculaire des Prairies est le gothique. Comme à l’époque médiévale, le gothique traite du sentiment d’angoisse à un niveau philosophique. Les œuvres présentées ici parlent d’ironie et de perte, et explorent certains des récits les plus sombres de la vie dans les Prairies. Elles racontent des histoires difficiles, morbides, ou lugubres de cette réalité.

L’artiste William Kurelek, fils d’immigrants ukrainiens, a grandi au Manitoba. Son enfance, à l’époque de la dépression, a été difficile et il a souffert de troubles de santé mentale à l’âge adulte. Il croyait que sa conversion au catholicisme romain lui avait sauvé la vie. Ses peintures et ses illustrations de livres comportaient des messages d’ordre moral très intenses. C’était sa façon à lui de redonner à sa communauté. Son travail est essentiellement composé de scènes tragiques ou apocalyptiques représentant l’isolement dans les Prairies. Faith of My Fathers montre l’intérieur d’un bâtiment délabré, soit une maison abandonnée. On peut y voir des photos et des calendriers qui sont toujours accrochés au mur et le plafond suspendu qui s’écroule sous la pourriture. On a l’impression que la maison a été abandonnée précipitamment et que cela fait longtemps qu’elle est comme ça.

William Kurelek – Faith of my Fathers

Un autre thème présent dans le gothique des Prairies est la perte du style de vie rural traditionnel qui se traduit par l’absorption des fermes familiales par de grandes sociétés et l’exode des résidents dans les villes. À cela s’ajoute l’isolement que ressentent ceux et celles qui sont restés derrière et la désillusion par rapport à la vie de rêve qu’on leur avait promis.

L’artiste saskatchewanaise, Heather Benning, a été inspirée par l’architecture gothique alors qu’elle étudiait en Écosse. Elle a appliqué certaines de ces caractéristiques à son travail. Elle utilise notamment le symbolisme gothique pour raconter les histoires de gens ordinaires qui vivent en région rurale et pour aborder certaines de leurs difficultés et ultimement leur mort, à travers une narration touchante, mais sombre. Son œuvre, The Dollhouse, documente la destruction par le feu d’une installation qu’elle avait montée dans une maison de ferme abandonnée; celle-ci est coupée en deux et recouverte d’un dôme de verre, à l’allure d’une maison de poupée, elle aussi abandonnée. Le vide, qui vient nous hanter, illustre la perte du mode de vie rural ainsi que celle de l’imagination et de l’espoir qui l’ont précédée.

Entendez Heather Benning parler de la façon dont elle a trouvé la maison pour son projet The Dollhouse, et de ses origines en tant qu’artiste saskatchewanaise:

Heather Benning – Entrevue avec l’artiste. Profitez de l’extrait audio avec la transcription en français.

Heather Benning – The Dollhouse (Video still)

Le traumatisme colonial est l’un des sujets fondamentaux abordés par les artistes gothiques autochtones. Leurs œuvres montrent comment les dommages liés au colonialisme interagissent avec la mémoire, l’histoire et la vie de tous les jours. Elles traduisent également un sentiment de perte profond, non seulement du mode de vie, mais de la vie elle-même en plus de dénoncer l’effacement culturel et historique qui a encore lieu aujourd’hui.

Ruth Cuthand – January Thaw, Edge of Town

L’artiste saskatchewanaise Ruth Cuthand s’attaque, dans ses œuvres, aux dommages causés par le colonialisme historique et moderne. Elle considère à la fois la complexité entourant l’identité autochtone et les relations qu’entretiennent les Autochtones et les colons. Cuthand adopte une démarche « anti-esthétique » afin de remettre en question l’idée que la population canadienne est polie en affrontant les difficultés de façon plus directe.

January Thaw, Edge of Town fait partie d’une série qui aborde le problème du racisme au Canada. « L’Occidental blanc » est incarné par un enseignant qui punit des élèves autochtones pour avoir parlé trop fort ou pour être sortis de la ligne. La série reflète les expériences personnelles de Cuthand lorsqu’on l’a découragée à revendiquer « trop fort » ou à réclamer justice par des moyens qui rendent les colons mal à l’aise.

La vie dans les Prairies était très difficile. L’isolement, l’exposition aux risques, et la nécessité d’être autonome pèsent lourd sur le corps et l’esprit. De même que le besoin de s’adapter tout le temps à la vie en milieu rural dans des conditions en constant changement. L’art gothique des Prairies explore ce qui s’est passé aux moments les plus sombres de ces expériences.